Robotisation et Responsabilité Sociale des Entreprises

Nous avons mentionné la difficile adaptation des humains à des conditions économiques changeantes—il leur faut régulièrement remettre en question leur « valeur ajoutée » dans le système économique. La formation continue est certes une façon de répondre à cet impératif, mais si un individu peut éventuellement changer de métier plusieurs fois dans sa vie, cette souplesse mentale n’est pas à la portée de tous, et elle a somme toute des limites, tandis que les machines n’en ont pas. La réaffectation a nécessairement un coût humain, et un coût social.

A l’occasion de la publication de son essai sur la croissance [4], l’économiste Daniel Cohen d’ailleurs lance un avertissement précis : « L’économie numérique dynamite nos cadres de pensée actuels. Cela porte d’abord sur le travail humain. Au XXème siècle, le progrès technique était complémentaire de l’emploi. L’organisation scientifique du travail constituait une chaîne organiquement intégrée. Du travailleur à la chaîne jusqu’au patron, en passant par les ingénieurs…, chaque catégorie sociale y trouvait une place. Ceci explique d’ailleurs que les inégalités de salaires ne progressaient pas. Aujourd’hui, le progrès numérique se substitue au travail, le robot venant remplacer les emplois. Mais pas n’importe lesquels. Ceux qui se situent au milieu de la chaîne de production regroupant les travailleurs qui possèdent un certain degré de compétences. Bref, les classes moyennes. Ce phénomène, qui contribue au ralentissement de la croissance, peut s’avérer explosif : une classe moyenne attaquée peut déstabiliser l’équilibre politique d’une nation. » *

Il ne faut en effet pas attendre des entreprises qu’elles protègent l’emploi humain. La notion de responsabilité « sociétale » des entreprises, qui est très en vogue, ne s’étend en effet, ni en pratique, ni même dans sa définition normative, à la préservation de l’emploi existant. Soumis à la concurrence, les acteurs économiques ne sauraient arbitrer spontanément en faveur de l’être humain si ce dernier est plus coûteux.

De même que le chômage et la précarité dans l’Europe des années 30 ont, selon le mot d’Hannah Arendt, transformé les classes sociales en « masses déracinées », les rendant réceptives à la propagande des mouvements totalitaires, de même la robotisation pourrait profondément bouleverser, à l’échelle planétaire, les fondements de la vie sociale et des équilibres politiques.

 

Cependant, le déclassement de l’individu, son exclusion de la sphère productive, présente un second aspect au moins aussi préoccupant que sa privation de moyens de subsistance. Celle-ci pourrait, à la rigueur, être compensée par une politique publique de redistribution. En revanche, on peut craindre que, en l’absence de toute perspective d’employabilité future, d’une part, et à la concurrence des Intelligences Artificielles de l’autre, l’éducation des enfants ne soit totalement négligée.

Or Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, rappelle que l’éducation a pour objectif que « tous les enfants, tous les jeunes et tous les adultes acquièrent les connaissances et les compétences nécessaires pour vivre dignement, réaliser leur potentiel et apporter leur contribution à la société en tant que citoyens du monde responsables. […] L’éducation, qui est un droit humain fondamental, est essentielle à la paix mondiale et au développement durable. »**

Cette éducation-là aurait-elle encore un sens ? Les enfants seraient-ils les seuls à s’astreindre à un travail, tandis que leurs parents en seraient dispensés ? Si l’enseignement n’est plus une nécessité pour le marché, faudra-t-il s’en remettre à la seule vertu des gouvernants pour en garantir la sauvegarde ?