Le progrès technique est-il devenu aveugle ?

Le Comité Ethique du CNRS recommande aux chercheurs de s’ouvrir aux dimensions éthiques de leur objet de recherche, et de mettre en place des procédures pour le repérage et l’arbitrage des conflits d’intérêts dans les relations avec l’industrie.

Mais les chercheurs jouissent-ils encore de la liberté de conscience ? Est-il toujours possible de les renvoyer à leur responsabilité personnelle ? Ne sont-ils pas, tout comme les entreprises, les simples exécutants d’un programme qui les emporte irrésistiblement dans une certaine direction ? Des pions dans un jeu que personne ne dirige vraiment ?

Le philosophe Jacques Ellul a décrit dans son œuvre une société qui sacralise la technique, dont les hommes sont à la fois les rouages et les thuriféraires involontaires. Or, constate-t-il, « la pensée technicienne est radicalement incapable de penser la technique en elle-même ». L’époque actuelle en fournit l’illustration par son obsession quasi hystérique pour l’innovation — si possible « de rupture » – et dans la vitesse. Il faut « être disruptif ». Il faut « accélérer ». Peu importe la raison, peu importe la fin.

L’inconvénient, ce sont les répercussions sociales et psychologiques de ce qui n’est au départ qu’un processus d’innovation technique. Déjà, il n’est plus possible de jouir de tous ses droits civiques et, souvent, de trouver un emploi, sans disposer d’une connexion à Internet. Pour beaucoup, cette proximité au réseau est devenue une réalité de chaque instant, grâce au téléphone mobile. Que l’individu se voie obligé de s’adapter aux contraintes sociales n’est en rien nouveau; ce qui l’est davantage, c’est que ces contraintes soient dictées par des dispositifs techniques soumis à un changement accéléré.

Or, l’instabilité permanente qu’installe ce processus n’est pas nécessairement vécue positivement par tous. En fait, la peur de ne pas être capable de s’adapter devient un facteur de stress supplémentaire pour une fraction de plus en plus large de la population. En outre, les innovations techniques, en particulier celles relatives à l’Intelligence Artificielle, se présentent systématiquement sous deux aspects, l’un bénéfique, l’autre angoissant. S’il ne l’est pas encore, le progrès technique est en passe de devenir le principal agent anxiogène de nos sociétés.

Ainsi, il est devenu habituel de considérer qu’en cas de discordance entre l’individu et le monde engendré par la technique, c’est à l’homme qu’il incombe de s’adapter. Certains poussent même la logique jusqu’au bout en envisageant que le corps et le cerveau humains deviennent eux-mêmes les objets de l’amélioration technique.

Le philosophe Jean-Michel Besnier résume ainsi cet état d’esprit : « [Selon cette conception], si l’homme doit être perfectionné, c’est avant tout pour se montrer digne des machines qu’il a inventées et dont il a peuplé son environnement. La coévolution de la technique et de l’homme devient un impératif, après avoir été un avantage sélectif pour l’espèce – un impératif pour peu qu’on souhaite préserver l’équilibre et ne pas se laisser distancer par nos machines. »