Dans une série d’articles parus tout au long du mois de novembre, le journal La Croix se penche sur l’idéologie transhumaniste, préparant ainsi le colloque « L’homme augmenté conduit-il au transhumanisme ? » organisé le 28 novembre à Lyon par l’Académie Catholique de France.
Plusieurs intellectuels ont été invités à s’exprimer dans les colonnes du quotidien catholique. Nous citons ici de larges extraits de deux de ces interventions.
Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à la Sorbonne :
L’émergence d’une nouvelle espèce est au cœur des projections de l’Université de la Singularité, aux États-Unis, et de son mentor Ray Kurzweil, qui promettent, d’ici à 2045, l’avènement d’une intelligence artificielle surpassant très largement la nôtre. On peut se gausser de ce genre de prédictions mais je rappelle tout de même que Ray Kurzweil a été conseiller spécial d’Obama…[…]
L’humanité semble traverser une profonde dépression marquée par cette mésestime de soi, dans laquelle l’attachement aux machines trouve sa source. Pour le dire autrement : puisque l’homme est si faillible, puisque sa volonté conduit au pire, pourquoi ne pas s’en remettre aux machines et travailler à l’émergence d’une nouvelle humanité ? À travers ces courants, l’homme paraît jouer son va-tout. […]
Leur fascination repose, à mon sens, sur une vision très naïve de l’épanouissement humain. Prenons la question de l’immortalité. Les transhumanistes espèrent à terme « tuer la mort ». Des recherches sont actuellement menées pour comprendre et enrayer les processus de vieillissement des cellules.
Peut-être parviendra-t-on à repousser extrêmement loin la longévité humaine, voire à rendre l’homme immortel. Certains, dans leurs hypothèses les plus folles, imaginent même pouvoir un jour télécharger la conscience ! Reste que, en elle-même, cette quête pose question.
Les Grecs nous ont appris que la mort est le privilège de l’homme (les Dieux sont immortels et les animaux aussi, puisque l’animalité ne se réfère qu’à l’espèce qui perdure). Et de fait, tout ce que l’homme fait de grandiose tient toujours à cet affairement avec la mort, l’art, la culture, le langage… À l’inverse, les technologies lissent, simplifient et nous détournent du symbolique.
La Croix : Oui, et de l’altérité aussi…
J.-M. B. : Effectivement. Car éliminer les failles de l’homme, le rendre « parfait », c’est aussi en faire un être solitaire, qui se suffit à lui-même. Comme le disait l’écrivain Georges Bataille, nous ne communiquons jamais que par nos blessures… Il faut être blessé, ouvert, pour aller vers l’autre.
À cet égard, il est intéressant de se tourner vers l’imaginaire proposé par la science-fiction. L’être humain dépeint dans deux ou trois mille ans est un être solitaire qui, certes, évolue dans une foule bigarrée mais tout en restant profondément seul.
Bertrand Vergely, philosophe et théologien :
La Croix : La quête de l’immortalité a-t-elle toujours jalonné l’histoire de l’homme ?
Bertrand Vergely : Oui, et on le comprend, car cela va dans le sens de la vie, de l’amour de la vie, de la confiance. C’est l’élan de l’homme qui ne se résout pas à ce que la mort et le néant soient les derniers mots de toute chose. Chez les Grecs, la quête de l’immortalité est ainsi liée à la figure du héros qui, par ses exploits extraordinaires, devient un être mémorable, à l’image d’Hercule qui se mesure au monstrueux.Le héros antique a résisté à ses démons intérieurs dans un parcours initiatique. Cependant, cette quête n’a rien à voir avec ce que les transhumanistes projettent de réaliser. L’immortalité, telle qu’ils la conçoivent, n’a plus rien d’un engagement moral : il s’agit de perpétuer indéfiniment le corps, par peur de la fin, dans une approche égocentrée et une obsession de maîtrise et de sécurité. Le grand paradoxe, c’est que vouloir ainsi supprimer la mort est en réalité suicidaire.
Pourquoi ?
B. V. : Parce que cela signerait, d’une part, la fin de la morale, d’autre part, la fin du risque et du courage. Comme le rappelle le philosophe Vladimir Jankélévitch, l’irréversibilité de la mort est l’un des garants de la morale. Je ne vous tue pas parce que mon geste aurait une conséquence irréversible.Le jour où l’on ne meurt plus, où l’on peut réparer le corps à l’infini, il n’y a plus d’obstacle à la violence, c’est la porte ouverte à la barbarie totale. En outre – c’est le second aspect –, le propre de la vie, c’est le risque, l’incertitude. Ainsi, l’action, la prise de décision n’ont de sens que parce que tout n’est pas écrit. Imaginez une course sportive dans laquelle on connaîtrait le palmarès à l’avance.
Quel intérêt y aurait-il à s’engager dans l’épreuve ? Aucun ! Si la mort est vaincue, il n’y a plus de prise de risque, donc plus de victoire, plus d’échec, plus de surprise, c’est une forme d’anéantissement. Autrement dit, pour créer un homme qui ne meurt pas, on crée un homme qui ne vit plus.
Comment se fait-il que cette imposture ne semble plus visible aujourd’hui ?
B. V. : Nous vivons dans une société matérialiste, fascinée par la technologie toute puissante. Remettre en question la promesse d’immortalité, c’est apparaître comme opposé au progrès technique. En réalité, les projections transhumanistes prospèrent sur un impensé philosophique et sont intellectuellement très frustes.À quoi bon vivre indéfiniment si toute vie réelle m’échappe ? Ce qui compte n’est pas de perpétuer le corps à l’infini, mais bien de vivre « une éternité de vie ». Or celle-ci ne trouve pas sa source dans le temps qui s’étire indéfiniment mais dans ce que l’on expérimente d’unique et d’inoubliable. Le sentiment d’éternité se forge dans l’intensité de la vie.
Cette vision du monde peut-elle l’emporter face à la tentation transhumaniste ?
B. V. : Oui, j’en suis convaincu. La première chose, c’est de poser un regard critique sur les promesses transhumanistes, donner à voir leurs contradictions et leur absurdité. Vivre perpétuellement ? Mais qui cela concernerait-il ? Voudrait-on d’une « humanité à deux vitesses » ? Car ne nous leurrons pas, seuls les plus fortunés auront accès à la longévité.La deuxième chose, c’est de partager des expériences de vie très profondes. Pour cela, il est important que des personnes inspirées témoignent de la puissance de la vie, de la lumière qu’elle recèle, de la beauté, de la grâce. C’est notamment le rôle des poètes, des écrivains, des philosophes, des cinéastes. Partageons ce que nous vivons, ce que nous sentons.
Ce sera d’autant plus aisé qu’il y aura une fatigue d’homo technicus, une lassitude vis-à-vis de cette frénésie technique désincarnée, bien pâle à côté de la vie elle-même, si imparfaite soit-elle !
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