JE NE SUIS PAS UNE MACHINE. Témoignage d’une sous-titreuse qualifiée devenue « travailleuse du clic »

Par Christine Fabre 5 Juillet 2024

Combien de fois me suis-je entendue dire ça à un employeur ? En tant que sous-titreuse pour la télévision, je peux voir défiler plusieurs milliers de sous-titres en une journée ! Je n’ai jamais calculé mon record… Soit je les fabrique, soit je les visionne, soit je les relis, parfois je peux cumuler les trois tâches dans la même journée, sur plusieurs programmes différents. Dès lors il me paraît impensable d’exiger un rendu sans le moindre petit défaut, à tous les coups ! Même avec une relecture, même en utilisant l’outil de correction orthographique, on n’est pas à l’abri de laisser passer une petite erreur… Au moins, nos sous-titres étaient lisibles, cohérents, le fruit d’un travail collectif, intellectuel, spirituel, culturel, connecté à la réalité et aux émotions derrière les mots. Je parle au passé car les sous-titres de bonne qualité, ça n’existe quasiment plus. Ce qui prime désormais, c’est la quantité. Et ça donne les énormités, les non-sens que génèrent les « contractions machiniques » d’aujourd’hui, qui sont par ailleurs illisibles tellement ça défile vite !

Source : Facebook (2021)

Dans la profession, depuis 20 ans, on a laissé rogner notre temps de travail, insidieusement, inexorablement. On a accepté des cadences de plus en plus intenables, des rémunérations en baisse, « travailler plus pour gagner moins », chacun à trimer devant son écran, à s’abîmer les yeux… Bref, on s’est laissé traiter comme des machines. Et aujourd’hui, on a peur d’être remplacés… par des machines ! Isn’t it ironic ? De toute façon, le grand public n’a jamais vraiment su qu’on existait, et ne fera pas la différence entre un sous-titrage merdique fait par un humain et un sous-titrage affligeant généré par un algorithme entraîné depuis des années sur… des sous-titrages merdiques produits à la chaîne ! La boucle est bouclée.

Délocalisations, course à la rentabilité, précarisation, division des travailleurs, abus en tous genres (salariat déguisé, contrats douteux), uberisation, mondialisation poussée à son paroxysme, surproduction & surexploitation, plateformisation, et maintenant la menace de l’automatisation… Rien ne nous aura été épargné ! Quand on y pense, c’est prodigieux qu’il y ait encore des gens en France pour faire ce boulot… J’ai vu des collègues se reconvertir quand l’opportunité s’est présentée, mais elle ne se présente pas à tout le monde. Quand on exerce un métier hyper-spécialisé, avec des spécialités dans la spécialité, c’est difficile d’en sortir. Alors soit on trouve une niche, un bon filon, qu’on défend jalousement, soit on se diversifie, soit on organise sa vie différemment… Chacun sa stratégie, chacun sa merde. Défendre le métier collectivement ? On fait mine d’essayer, depuis 20 ans. En vain, car personne n’y croit vraiment. Les rares qui ont essayé pour de vrai se sont cassé les dents. On est toujours en quête de reconnaissance dans un monde bureaucratisé à outrance, où sont apparus ces derniers temps les « travailleurs du clic », exploités dans le monde entier par des multinationales. On n’arrête pas le progrès, dire que la révolution industrielle s’est imposée notamment grâce à la promesse de diminuer le temps de travail et d’éliminer la pauvreté, non mais quelle blague !

Pour répondre à une idée fausse largement répandue : non, l’automatisation ne fait pas gagner du temps. C’est aussi long de reprendre un travail mal fait que de repartir à zéro. Et en plus, ça tue la créativité. Ce constat ressort de plusieurs enquêtes menées auprès de traducteurs, quelle que soit leur spécialité, quelle que soit leur langue. Et moi-même je l’ai constaté.


Extrait du « Machine Translation Manifesto » de l’AVTE (
AUDIOVISUAL TRANSLATORS EUROPE �The European Federation of Audiovisual Translators (avteurope.eu)

Plus globalement, tout le monde a déjà été confronté à un mode d’emploi incompréhensible, traduit par une machine : on en rigole, ça fait longtemps que ça existe. Mais la plaisanterie a assez duré ! On va vraiment laisser des machines parler à notre place ? Après le confort au prix de la surveillance généralisée, la pseudo-sécurité au prix de l’autodétermination… Où ça s’arrêtera ?

Communiquer, c’est une de nos fonctions primaires, est-ce vraiment une bonne idée de la confier à des machines sans expérience sensible du monde ? Et c’est vrai aussi pour tant d’autres fonctions qu’on délègue aveuglément à des systèmes électroniques dont on ne comprend même pas le fonctionnement ! Les humains encapsulés de Wall-E ne semblent plus si loin…

Les machines ne nous augmentent pas, elles nous diminuent.

Je ne suis pas une machine. Et partout ou j’ai encore le choix, je dis non à l’IA. Tant pis si je m’auto-exclue de la société montante des hyperconnectés… À force de refuser qu’on me traite comme une machine, mes revenus ont chuté sous le seuil de pauvreté. Je me retrouve à bientôt 50 ans, périmée pour le marché du travail, mais toujours sommée de consommer et de payer mes factures plein pot… Je n’espère même plus avoir un jour une retraite. Les vacances, j’oublie. C’est la merde.

Mais tant pis.

Ou je pourrais dire tant mieux : Les pauvres détruisent moins la planète.


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