« On est passé de “C’est n’importe quoi” à “On le sait depuis 20 ans” puis à “ça n’apporte rien” et, enfin, à “de toute façon ça ne change rien”.» Le sociologue Louis Chauvel, qui vient de publier La spirale du déclassement (Seuil) décrit ainsi (pour le site Slate) l’accueil universitaire de ses différents travaux sur la paupérisation des classes moyennes. Le même enchaînement d’arguments pourrait résumer les débats autour de l’Intelligence Artificielle tant il reflète parfaitement cette incapacité à lier le constat présent à ses évolutions possibles.
Surdité à l’avenir
Dans le cas de l’intelligence artificielle, cette surdité à l’avenir trouve une partie de son explication dans ce que l’on pourrait nommer la création d’un éternel présent, figeant le temps comme la réflexion. Aujourd’hui, la moindre seconde de nos vies, le moindre de nos gestes génèrent des données, qui elles-mêmes donneront lieu à analyse. L’instant présent est devenu une mine d’information. Pour améliorer l’avenir comme on l’entend souvent ? Pas vraiment. Surtout pour prendre le contrôle du quotidien, pour parvenir à une maîtrise de l’immédiat ou du futur le plus proche (quelques jours, tout au plus).
Les innombrables applications et recommandations d’achats ont un objectif, clairement revendiqué par leur concepteur : fluidifier le quotidien, le rendre plus pratique, adaptable, pour en finir avec sa dimension la plus irritante (la plus humaine ?), sa capacité à ignorer nos désirs. Si l’instant présent devient assez malléable pour se plier à notre volonté, alors pourquoi en sortir ? Au contraire, testons les limites de son élasticité, étirons-le pour le modeler aux nouvelles habitudes de consommation. Et crions-lui notre reconnaissance : Présent forever !
Qu’est-ce qui peut bien faire le poids face à l’instant T enfin domestiqué ? Le passé ? Soumis aux interprétations, il déclenche des débats interminables. On n’y échappe pas et c’est bien ce qu’on lui reproche. Quand au futur, par définition, il a le pouvoir de déjouer notre contrôle et notre volonté. Il se transforme alors en Histoire puis en passé et revient parasiter la modernité heureuse. Non, décidément, seule la maîtrise du présent peut enrayer cet engrenage.
« On en est loin aujourd’hui »
L’intelligence artificielle bénéficie plus que tout autre domaine de cette installation douillette de l’homme dans l’instant T. Car, pour mettre en lumière les évolutions possibles et les risques de l’IA, on doit en passer par la projection. Sacrilège du Dieu Aujourd’hui ! La réponse ne se fait pas attendre : « c’est du fantasme catastrophiste, de la science-fiction de dépressif. Ma grand-mère aussi avait peur du train », avant le couperet : « on en est encore loin aujourd’hui » Si débat il doit y avoir, qu’il se concentre alors sur la technique du jour, sur du tangible. Retour forcé au présent.
Mais si le discours patine, il en va autrement des technologies et de ceux qui les conçoivent. Eux pensent à l’avenir et le façonnent. Quand les premières paroles de nos journées iront à des « assistants personnels », il sera un peu tard pour dire « c’est n’importe quoi ». Quand le mot embauche concernera essentiellement l’intégration de nouvelles machines dans un processus déserté par l’homme, il sera difficile de prétendre que « de toute façon, ça ne change rien. » Le piège de l’éternel présent se sera refermé.
A lire : http://www.slate.fr/story/126821/louis-chauvel-sociologue-lose-graphiques
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