25/04/16 – Les « jobs à la con », prémices de la fin du travail ?

Un article du « Monde » du 24 avril 2016, par Lorraine de Foucher et Nicolas Santolaria, donne à réfléchir sur la prolifération des « jobs à la con » (bullshit jobs en anglais) dans les entreprises grandes et petites. De plus en plus de jeunes salariés sont en effet confrontés à des métiers ennuyeux, aux contours mal définis, et dont l’intitulé comporte de préférence de pompeux anglicismes.

Jean a fait une prestigieuse école en trois lettres, pour aller contrôler la gestion d’une société en quatre lettres. « Je mets des chiffres dans des cases, et je compte. Parfois, je compte même les cases pour m’amuser. C’est quand même fou le nombre de cases qu’il peut y avoir dans un tableur Excel », feint-il de s’extasier.

[Comme dans le cas de Jean] l’émiettement des tâches au bureau donne à beaucoup le sentiment d’occuper un emploi dénué de sens. Les « jobs à la con » sont-ils le mal du siècle ou seulement une étape dans la mutation du travail ?

Avec humour, Nicolas Santolaria propose plusieurs descriptifs pour des emplois « idiots » du futur – pas si éloignés, hélas, de la réalité.

LEAD IMPLEMENTATION ARCHITECT – Votre rôle est d’effectuer une veille constante sur l’émergence de nouvelles technologies disruptives et de les intégrer à l’architecture réseau de la multinationale pour laquelle vous travaillez, afin qu’elle garde la souplesse opératoire d’une jeune start-up. Vous êtes le stratège d’une guerre technologique qui ne dit pas son nom, et le seul à connaître les plans de la Babel informatique que vous avez édifiée. En vrai, vous jouez à Clash of Clans en buvant du maté.

CUSTOMER IDENTITY PLANNER – Steve Jobs l’avait bien compris : il ne suffit pas d’inventer le produit, il faut également conceptualiser le client qui va avec. Grâce à des solutions de Customer design, vous établissez les profils qui permettront un écoulement fluide des marchandises et, en étroite collaboration avec le département de growth hacking, vous tentez d’accélérer leur éclosion. Votre fierté ? Avoir favorisé l’émergence des « décroissants compulsifs ». En vrai, vous profitez de votre temps libre pour faire votre arbre généalogique (vous êtes déjà remonté jusqu’à 1567!).

Comment de tels emplois peuvent-ils émerger dans une économie pourtant axée sur la productivité ? David Graeber, anthropologue à la London School of Economics, et introducteur du terme « bullshit jobs » dans un article publié en 2013, s’étonne ainsi de la bureaucratisation croissante du monde du travail :

Dans la théorie économique du capitalisme […], la dernière chose que le marché et l’entreprise sont censés faire, c’est de donner de l’argent à des travailleurs qui ne servent à rien. C’est pourtant bien ce qui se passe ! La plupart des gens travaillent efficacement pendant quinze heures par semaine environ, comme l’avait prédit Keynes, et le reste du temps, ils le passent à critiquer l’organisation, organiser des séminaires de motivation, mettre à jour leurs profils Facebook et télécharger des séries télé.

Pour l’AFCIA, les « jobs à la con » sont probablement révélateurs d’une tendance de l’économie à s’organiser de manière à exclure progressivement le facteur humain. A côté de la forme d’exclusion explicite que constitue le chômage, se développe une autre voie consistant à attribuer des « emplois fictifs » sans réel intérêt ni pour l’employé, ni même pour l’employeur. Car si les métiers peu épanouissants ne datent pas d’hier, la nouveauté réside désormais dans ce qu’ils n’ont pas, ou très peu, d’utilité pour l’entreprise. Contre toute logique économique, les dirigeants les tolèrent ou les favorisent sans doute pour la bonne raison qu’ils sont eux-mêmes déconnectés de la réalité humaine de leur firme, et ne s’intéressent que très marginalement à l’expérience vécue par leurs collaborateurs.

En revanche, s’il est une leçon que réaffirme l’analyse du « Monde » avec force, c’est que chacun veut un travail qui donne un sens à sa vie. Telle est la conviction profonde de l’AFCIA, et l’origine de son engagement contre un processus qui cherche à  frustrer l’être humain de ce besoin et de ce droit fondamentaux.

15/02/16 – Que peut Confucius contre les automates ?

Charles-Edouard Bouée, président de Roland Berger,  cabinet de conseil en stratégie d’entreprise, s’est penché sur le problème de l’avenir de l’homme dans la civilisation des machines, dans son ouvrage « Confucius et les automates ».

Fort de sa connaissance des entreprises et des révolutions techniques en cours, l’auteur se livre à une description très complète d’un monde à venir dominé par les entreprises technologiques américaines et chinoises leaders du numérique, réunies au sein de ce qu’il appelle le « Septième Continent ».

Accélération des échanges et des processus industriels, mise sous surveillance généralisée des individus à des fins d’exploitation commerciale, intelligence artificielle entrant en concurrence avec l’intelligence humaine, robotisation, telles sont les tendances décrites en détail par Charles-Edouard Bouée, qui en souligne autant les attraits que les aspects inquiétants.

En fait, il ne cache pas que la révolution en marche constitue un véritable défi pour l’individu, condamné à devoir s’adapter à une réalité socio-économique qui s’évertue à l’en exclure.

Nous sommes face à un phénomène beaucoup plus complexe [que la crise économique de ces dernières années] qui fait que pour la première fois dans l’histoire de l’économie mondiale, une révolution technologique n’est pas synonyme de progrès social pour les générations futures, en tout cas pour celles qui ne sont pas en mesure de suivre des cursus scientifiques et techniques, ce qui est la majorité.

Le constat est exposé avec lucidité par un auteur que l’on ne peut pourtant pas soupçonner d’une hostilité de principe pour l’innovation. Ni de parti-pris contre le capitalisme ! Et pourtant, continue-t-il :

C’est comme si l’on revenait aux origines du capitalisme : très grande concentration de richesses chez les détenteurs du capital, paupérisation rampante des exclus du progrès technique.

Quel sera donc le recours contre la montée en puissance d’une nouvelle forme d’aliénation ? On pourrait penser qu’après avoir posé les prémisses avec tant de conviction, Charles-Edouard Bouée n’hésite pas à formuler la seule conclusion logique : se détourner au plus vite de cette voie sans issue. Las ! Il retombe au contraire dans le réflexe « c’est à nous de nous adapter ! » que nous avions déjà entendu de la part d’Alain Madelin.

Cela risque, à moyen terme, de ne laisser à une majorité d’êtres humains que le rôle de supplétifs des robots. [..] Un enseignement de meilleure qualité permettra à davantage de jeunes d’intégrer la nouvelle civilisation des machines et de susciter un boom de la création de start-up technologiques, dont on sait qu’elles sont le moteur de l’innovation.

Un boom de start-up technologiques ! Pour quoi faire ? Accélérer la course-poursuite ? Foncer plus vite encore vers le désastre ?

Pourtant, rien n’est perdu. Après ce faux départ, Charles-Edouard Bouée en vient enfin à formuler la thèse qui a donné son titre à l’ouvrage : le réapprentissage de la sagesse universelle, en suivant l’exemple illustre de Confucius.

Pour survivre au sein du nouvel âge des machines, l’Homme devra produire ce dont elles seront toujours incapables, quel que soit leur niveau d’intelligence : de l’amour des autres, du bonheur, de l’humour. Jusqu’à aujourd’hui, aucun laboratoire du monde n’a été capable de construire un robot qui rit. Le monde des machines ne rigole pas, il travaille sans relâche. Il ne joue pas, il « fabrique ». Il n’est pas solidaire, il est « connecté ». Cela laisse à l’homme des champs immenses où démontrer qu’il a sa place dans le nouveau monde des machines et que cette place est la première. Si les robots ne nous divisent pas, nous vaincrons…

Espérons que le mot d’ordre de Charles-Edouard Bouée sera entendu ! Mais alors, si la voie du salut passe par la « sagesse universelle », au carrefour des traditions confucéenne et kantienne, pourquoi donc ne pas le dire, M. Bouée, et appeler de vos vœux un enseignement public qui lui fasse la part belle, plutôt qu’au développement et à la diffusion des technologies numériques ?

 

 

« Confucius et les automates » (écrit en collaboration avec François Roche) est paru aux éditions Bernard Grasset.

2/12/15 – ‘La Croix’ dénonce les illusions du transhumanisme

Dans une série d’articles parus tout au long du mois de novembre, le journal La Croix se penche sur l’idéologie transhumaniste, préparant ainsi le colloque « L’homme augmenté conduit-il au transhumanisme ? » organisé le 28 novembre à Lyon par l’Académie Catholique de France.

Plusieurs intellectuels ont été invités à s’exprimer dans les colonnes du quotidien catholique. Nous citons ici de larges extraits de deux de ces interventions.

Jean-Michel Besnier, professeur de philosophie à la Sorbonne :

L’émergence d’une nouvelle espèce est au cœur des projections de l’Université de la Singularité, aux États-Unis, et de son mentor Ray Kurzweil, qui promettent, d’ici à 2045, l’avènement d’une intelligence artificielle surpassant très largement la nôtre. On peut se gausser de ce genre de prédictions mais je rappelle tout de même que Ray Kurzweil a été conseiller spécial d’Obama…[…]

L’humanité semble traverser une profonde dépression marquée par cette mésestime de soi, dans laquelle l’attachement aux machines trouve sa source. Pour le dire autrement : puisque l’homme est si faillible, puisque sa volonté conduit au pire, pourquoi ne pas s’en remettre aux machines et travailler à l’émergence d’une nouvelle humanité ? À travers ces courants, l’homme paraît jouer son va-tout. […]

Leur fascination repose, à mon sens, sur une vision très naïve de l’épanouissement humain. Prenons la question de l’immortalité. Les transhumanistes espèrent à terme « tuer la mort ». Des recherches sont actuellement menées pour comprendre et enrayer les processus de vieillissement des cellules.

Peut-être parviendra-t-on à repousser extrêmement loin la longévité humaine, voire à rendre l’homme immortel. Certains, dans leurs hypothèses les plus folles, imaginent même pouvoir un jour télécharger la conscience ! Reste que, en elle-même, cette quête pose question.

Les Grecs nous ont appris que la mort est le privilège de l’homme (les Dieux sont immortels et les animaux aussi, puisque l’animalité ne se réfère qu’à l’espèce qui perdure). Et de fait, tout ce que l’homme fait de grandiose tient toujours à cet affairement avec la mort, l’art, la culture, le langage… À l’inverse, les technologies lissent, simplifient et nous détournent du symbolique.

La Croix : Oui, et de l’altérité aussi…

J.-M. B. : Effectivement. Car éliminer les failles de l’homme, le rendre « parfait », c’est aussi en faire un être solitaire, qui se suffit à lui-même. Comme le disait l’écrivain Georges Bataille, nous ne communiquons jamais que par nos blessures… Il faut être blessé, ouvert, pour aller vers l’autre.

À cet égard, il est intéressant de se tourner vers l’imaginaire proposé par la science-fiction. L’être humain dépeint dans deux ou trois mille ans est un être solitaire qui, certes, évolue dans une foule bigarrée mais tout en restant profondément seul.

Bertrand Vergely, philosophe et théologien :

La Croix : La quête de l’immortalité a-t-elle toujours jalonné l’histoire de l’homme ?
Bertrand Vergely : Oui, et on le comprend, car cela va dans le sens de la vie, de l’amour de la vie, de la confiance. C’est l’élan de l’homme qui ne se résout pas à ce que la mort et le néant soient les derniers mots de toute chose. Chez les Grecs, la quête de l’immortalité est ainsi liée à la figure du héros qui, par ses exploits extraordinaires, devient un être mémorable, à l’image d’Hercule qui se mesure au monstrueux.

Le héros antique a résisté à ses démons intérieurs dans un parcours initiatique. Cependant, cette quête n’a rien à voir avec ce que les transhumanistes projettent de réaliser. L’immortalité, telle qu’ils la conçoivent, n’a plus rien d’un engagement moral : il s’agit de perpétuer indéfiniment le corps, par peur de la fin, dans une approche égocentrée et une obsession de maîtrise et de sécurité. Le grand paradoxe, c’est que vouloir ainsi supprimer la mort est en réalité suicidaire.

Pourquoi ?
B. V. : Parce que cela signerait, d’une part, la fin de la morale, d’autre part, la fin du risque et du courage. Comme le rappelle le philosophe Vladimir Jankélévitch, l’irréversibilité de la mort est l’un des garants de la morale. Je ne vous tue pas parce que mon geste aurait une conséquence irréversible.

Le jour où l’on ne meurt plus, où l’on peut réparer le corps à l’infini, il n’y a plus d’obstacle à la violence, c’est la porte ouverte à la barbarie totale. En outre – c’est le second aspect –, le propre de la vie, c’est le risque, l’incertitude. Ainsi, l’action, la prise de décision n’ont de sens que parce que tout n’est pas écrit. Imaginez une course sportive dans laquelle on connaîtrait le palmarès à l’avance.

Quel intérêt y aurait-il à s’engager dans l’épreuve ? Aucun ! Si la mort est vaincue, il n’y a plus de prise de risque, donc plus de victoire, plus d’échec, plus de surprise, c’est une forme d’anéantissement. Autrement dit, pour créer un homme qui ne meurt pas, on crée un homme qui ne vit plus.

Comment se fait-il que cette imposture ne semble plus visible aujourd’hui ?
B. V. : Nous vivons dans une société matérialiste, fascinée par la technologie toute puissante. Remettre en question la promesse d’immortalité, c’est apparaître comme opposé au progrès technique. En réalité, les projections transhumanistes prospèrent sur un impensé philosophique et sont intellectuellement très frustes.

À quoi bon vivre indéfiniment si toute vie réelle m’échappe ? Ce qui compte n’est pas de perpétuer le corps à l’infini, mais bien de vivre « une éternité de vie ». Or celle-ci ne trouve pas sa source dans le temps qui s’étire indéfiniment mais dans ce que l’on expérimente d’unique et d’inoubliable. Le sentiment d’éternité se forge dans l’intensité de la vie.

Cette vision du monde peut-elle l’emporter face à la tentation transhumaniste ?
B. V. : Oui, j’en suis convaincu. La première chose, c’est de poser un regard critique sur les promesses transhumanistes, donner à voir leurs contradictions et leur absurdité. Vivre perpétuellement ? Mais qui cela concernerait-il ? Voudrait-on d’une « humanité à deux vitesses » ? Car ne nous leurrons pas, seuls les plus fortunés auront accès à la longévité.

La deuxième chose, c’est de partager des expériences de vie très profondes. Pour cela, il est important que des personnes inspirées témoignent de la puissance de la vie, de la lumière qu’elle recèle, de la beauté, de la grâce. C’est notamment le rôle des poètes, des écrivains, des philosophes, des cinéastes. Partageons ce que nous vivons, ce que nous sentons.

Ce sera d’autant plus aisé qu’il y aura une fatigue d’homo technicus, une lassitude vis-à-vis de cette frénésie technique désincarnée, bien pâle à côté de la vie elle-même, si imparfaite soit-elle !

 

6/11/15 – Le danger de l’IA débattu aux Nations-Unies

L’Institut de Recherche sur la Criminalité et la Justice de l’ONU (UNICRI) a organisé un colloque le 14 octobre dernier à New York sur les défis posés par l’émergence de l’Intelligence Artificielle.

Cet Institut s’intéresse en effet aux problèmes posés par l’IA sur la sécurité publique, au même titre que les menaces Nucléaire, Bactériologique et Chimique.

Deux experts ont été invités à s’exprimer devant quelques 130 délégués de 65 nations : Nick Bostrom, philosophe, fondateur du Future of Humanity Institute (FHI), et Max Tegmark, physicien, fondateur du Future of Life Institute (FLI).

L’intervention de Max Tegmark s’est attachée à démontrer pourquoi il est nécessaire de se préoccuper très soigneusement de la sécurité des systèmes d’IA avancés avant de les mettre au point. Si l’humanité s’est résignée à devoir subir quelques graves incendies avant de codifier les conditions d’emploi du feu, il n’est plus du tout question de tolérer des tâtonnements et des erreurs lorsqu’il s’agit de nucléaire, de manipulations génétiques ou d’Intelligence Artificielle. Les conséquences de notre imprévoyance peuvent en effet s’avérer très lourdes, comme Tegmark le démontre à partir de l’exemple de l’arme atomique.

Tegmark UN 14 oct 15

Bien que la bombe atomique ait été inventée en 1945, les dommages occasionnés par les retombées radioactives, l’impulsion électromagnétique ou l’hiver nucléaire n’ont été compris et considérés à leur juste proportion que plusieurs décennies plus tard. En d’autres termes, dans le cas de la bombe atomique, les « études d’impact » n’ont donc pas été menées d’une manière satisfaisante.

C’est très précisément ce qu’il faut à tout prix éviter dans le cas de l’IA, car les enjeux sont colossaux… voire existentiels, comme le souligne Nick Bostrom.

De même que l’Homme impose sa loi au Chimpanzé, avec lequel il partage pourtant 95% de son patrimoine génétique et ne s’en distingue que par quelques neurones de plus, de même une Intelligence Artificielle supérieure (ce que Bostrom nomme la Superintelligence) pourrait rapidement prendre le contrôle de nos destinées.

La question du contrôle de l’IA se pose donc avec acuité.

Or, dans son allocution, Bostrom déclare :

Il y a des scénarios plausibles dans lesquels des systèmes superintelligents deviennent très puissants. Et face à cela, il y a quelques manières apparemment plausibles de résoudre le problème du contrôle; mais ce sont là des idées qui nous viennent immédiatement à l’esprit et qui, à bien y regarder, s’avèrent inopérantes. Le problème des mécanismes de contrôle reste donc actuellement ouvert et non résolu.

Cela va devenir difficile, car en réalité il faut que nous disposions de ces mécanismes de contrôle avant de construire ces systèmes intelligents.

Pour gagner « the Wisdom Race »  (la course à la sagesse), Nick Bostrom en appelle donc à un financement plus important des programmes de recherche en sécurité de l’IA (IA Safety) et à une collaboration plus étroite de ces chercheurs avec ceux du développement (IA Development).

L’AFCIA souscrit aux analyses de Max Tegmark et Nick Bostrom. Néanmoins sa conclusion s’en éloigne significativement : plutôt que de croire présomptueusement que nous saurons maîtriser les forces que nous nous apprêtons à libérer, alors qu’il n’y a pas le début d’un consensus pour savoir comment faire, renonçons purement et simplement à les libérer.

Messieurs Bostrom et Tegmark, la vraie sagesse consiste à renoncer à l’IA !

Les exposés de Max Tegmark et Nick Bostrom sont accessibles in extenso sur le site : http://gizmodo.com/experts-warn-un-panel-about-the-dangers-of-artificial-s-1736932856

8/10/15 – L’anthropologue Michel Nachez annonce la fin de l’emploi pour les humains

Michel Nachez, anthropologue attaché à l’Université de Strasbourg, dresse un panorama des transformations économiques en cours, dans son livre « Les Machines intelligentes et l’Homme » aux éditions Neotheque.

Des caissières de supermarché aux journalistes, le chercheur passe en revue un grand nombre de métiers dont l’avenir, à horizon de 10 ou 20 ans, est menacé par l’automatisation et la robotisation, ou bien le passage à l’économie numérique. Au total, ce sont des millions d’emplois qui seront détruits au cours des vingt prochaines années, au rythme des avancées technologiques.

Au crédit de la robotique, le nombre de nouveaux métiers ou d’emplois créés est, en contrepartie, bien mince. Pour Michel Nachez, ces emplois ne seront d’ailleurs réservés qu’à des individus hautement qualifiés. On est loin des discours officiels qui tentent de faire passer le développement de la robotique pour un formidable atout dans la lutte contre le chômage. Ecoutons sa conclusion :

Dans cet exposé j’ai voulu évoquer un fait inéluctable et qui est peu

(du moins de manière officielle, lucide et claire) (re)connu par les

instances qui nous gouvernent : la perte, vouée à s’amplifier de plus en

plus, de nombre d’emplois et de métiers jusque-là dévolus à des

personnes ayant un faible à moyen niveau de qualification soit la plus

grande partie de la population active sur Terre du fait de

l’automatisation, de la robotisation et de la net-économie s’implantant de

plus en plus dans le monde du travail. Il pourrait donc se préparer (non :

se poursuivre !) une redoutable paupérisation et qui risque fort de se

révéler « galopante », y compris dans les pays développés.

Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit : comment le ferons-nous, avec quels

modes de partage/répartition de la richesse et sur la base de quels

critères ? C’est bien là, en dernière analyse, la plus importante des

questions…

Nous assistons en ce moment à une extraordinaire mutation dans

l’Histoire de l’Humanité, qui a pour caractéristique d’être mondiale et

non pas limitée à l’une ou l’autre nation, culture ou aire géographique.

L’actuelle génération d’hommes de pouvoir ne parvient visiblement pas à

faire face aux changements rapides en cours tant économiques que

technologiques (la plupart d’entre eux, d’ailleurs, ne connait/comprend

visiblement pas grand-chose aux technologies en question). Ils expliquent

que les formes d’emplois changent et qu’il s’agit seulement de favoriser

une adaptation des individus aux nouvelles caractéristiques de

l’économie. Ce faisant ils nient ou au moins minimisent ces évolutions

que nous constatons tous : que le chômage de masse augmente de plus

en plus depuis le début des années 1980 et ce mouvement va aller

s’accélérant avec la raréfaction des emplois et la prévisible augmentation

de la population.

Michel Nachez aurait-il lu lui aussi les propos d’Alain Madelin ? En tout cas, il indique très nettement que le problème exige une réponse politique :

Soyons clair : non, le progrès technologique actuel n’est pas synonyme

de création d’emplois, ce qui d’ailleurs ne doit pas être confondu avec la

création de richesse création de richesses pour quelques possédants !

Actuellement, les plus grands (et puissants !) de ceux-ci sont tous issus

des nouvelles technologies : ce sont Google, Amazon, Apple, Facebook

et quelques autres géants de la Silicon Valley, et ils redessinent en ce

moment la carte du pouvoir sur la planète. Ce sont ces très grandes

entreprises qui dominent et imposent leurs stratégies au monde entier. Si

aucun contrepouvoir ne se lève, si aucun modèle politico/social novateur

n’émerge, alors il y a de fortes chances, comme le montre Alain Cardon

dans son analyse [Cardon, 2011], que nous soyons tous, bientôt, sous contrôle

total et cela pourrait dépasser, et de loin, le Big Brother imaginé par Georges

Orwell. Si cela se produit, ce sera le révélateur de l’absurdité du système

néo-libéral, héritier d’idéologies dépassées du XIXème siècle.

Michel Nachez prend bien garde de préciser que son enquête est scientifique et qu’il ne prétend pas proposer de solution aux problèmes soulevés. C’est bien le rôle de l’AFCIA que de prendre position sur le sujet. Car en plus du formidable bouleversement de l’économie qui est en train de se dérouler, se profile aussi la montée d’une angoisse existentielle chez les humains privés de raison d’être. Il est temps de remettre l’Homme – et pas seulement le Moi, mais aussi l’Autre – au centre de notre organisation économique et sociale.

Une partie de l’ouvrage de Michel Nachez est consultable sur le site www.nachez.info.

 

15/09/15 – Alain Madelin n’a pas compris…

Interviewé par le Figaro (« Il nous faut inventer la richesse de la révolution numérique », édition du 14 septembre 2015), Alain Madelin, cette « haute figure du libéralisme français », a montré qu’il n’avait pas perçu le problème posé par l’Intelligence Artificielle.

Le point de départ de l’article réside dans le constat, dressé par certains économistes, que la révolution numérique – « troisième révolution industrielle », après celle du Néolithique et celle du XIXème siècle – n’entraînerait pas la croissance espérée. En cause, le mode actuel de diffusion de la technologie qui ne permet pas de rémunérer à sa juste valeur le travail produit, et par conséquent, de créer suffisamment d’emplois pour alimenter la croissance.

S’exprimant aux côtés d’Alain Madelin, l’économiste Daniel Cohen, auteur du livre « Le Monde est clos et le Désir infini » (Albin Michel, 2015), expose ses arguments :

L’économie numérique dynamite nos cadres de pensée actuels. Cela porte d’abord sur le travail humain. Au XXème siècle, le progrès technique était complémentaire de l’emploi. L’organisation scientifique du travail constituait une chaîne organiquement intégrée. Du travailleur à la chaîne jusqu’au patron, en passant par les ingénieurs…, chaque catégorie sociale y trouvait une place. Ceci explique d’ailleurs que les inégalités de salaires ne progressaient pas. Aujourd’hui, le progrès numérique se substitue au travail, le robot venant remplacer les emplois. Mais pas n’importe lesquels. Ceux qui se situent au milieu de la chaîne de production regroupant les travailleurs qui possèdent un certain degré de compétences. Bref, les classes moyennes. Ce phénomène, qui contribue au ralentissement de la croissance, peut s’avérer explosif : une classe moyenne attaquée peut déstabiliser l’équilibre politique d’une nation. »

C’est là qu’Alain Madelin vole au secours de l’économie, en indiquant la voie à suivre pour, selon ses termes, « tendre vers une nouvelle société, qui à défaut d’être prospère, serait apaisée ».

 La clé, confie-t-il, c’est l’invention des formes d’emploi et de travail de demain. A la peur des délocalisations s’ajoute aujourd’hui la peur des robots ou de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire, pour beaucoup, la grande peur du déclassement. Là encore, pas de panique. […] Les emplois du futur ne sont pas nécessairement des emplois de livreurs de pizzas, qui seront peut-être remplacés par des drônes, mais des coachs, des décorateurs et tous métiers liés à l’embellissement de la vie. »

Malgré son optimisme sympathique, Alain Madelin semble ne pas réellement comprendre ce que signifie « Intelligence Artificielle ». Le drône qui livre les pizzas sans pilote n’en est qu’une application, au demeurant relativement basique. Mais il y a d’ores et déjà des logiciels qui font office de coachs ou de décorateurs. Ainsi le programme ALICE parvient à simuler, de manière jugée convaincante par certains patients, un entretien avec un psychothérapeute.

La triste réalité, que Monsieur Madelin, à l’instar de beaucoup, se refuse encore à admettre, c’est qu’avec l’Intelligence Artificielle, on n’a plus besoin des humains, point final. Il n’y aura pas de « nouveaux métiers » ni « d’emplois du futur ».

 

17/07/15 – Stuart Russell, un pionnier de l’IA, exprime ses inquiétudes

Dans un article pour le magazine américain Science (édition du 17/07/15), Stuart Russell compare l’Intelligence Artificielle à l’arme atomique. L’une et l’autre invention pourraient selon lui avoir des conséquences désastreuses.

Stuart Russell, chercheur à l’Université de Berkeley, n’est pas un dilettante. C’est une figure très connue et respectée dans le domaine, auteur en 1994 du manuel de référence  « Artificial Intelligence : A Modern Approach ».

Extraits de ses propos (notre traduction) :

Les scénarios catastrophes peuvent être multiples et complexes, allant des entreprises en quête d’un super-avantage technologique, aux Etats cherchant à créer des systèmes IA avant leurs ennemis, ou encore une évolution à petit feu vers une situation de dépendance et d’incapacité comme celle décrite par l’écrivain E.M. Forster dans The Machine Stops (1).

[…] A ceux qui disent : « après tout, il se pourrait que l’on ne parvienne jamais au stade de l’Intelligence Artificielle de niveau humain ou supra-humain », je répondrais que c’est comme foncer à toute allure vers une falaise en se disant « pourvu qu’on tombe bientôt en panne sèche ! »

[…] La réglementation des armes nucléaires concerne des objets et des matières fissiles, alors qu’avec l’IA on a affaire à une multiplicité déconcertante de logiciels qu’il est encore impossible de décrire. A ce que je sache, il n’existe à l’heure actuelle aucun mouvement significatif réclamant une réglementation de l’IA, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des milieux de la recherche, tout simplement parce qu’on ne sait pas comment écrire cette réglementation.

Nous devons nous détourner du cap actuel qui est de créer de l’Intelligence Artificielle pour le plaisir de créer de l’Intelligence Artificielle, sans nous préoccuper des résultats obtenus en chemin et de leurs conséquences.

(1) Dans ce livre de 1909, Forster dépeint un monde post-apocalyptique dans lequel les humains vivent sous terre, dans des cellules isolées, sous la dépendance totale d’une Machine omnipotente. (NDLR)